Louis Joseph Janvier (1855-1911) was one of the leading Haitian intellectuals of his day. He spent much of his adult life in the diplomatic service in Paris and London, where he wrote a number of substantial essays, including L’Egalite des Races (1884), Haïti aux Haïtiens (1884), Les Affaires d’Haiti (1885) and Les Constitutions d’Haïti (1886).
Perhaps the best known is La République d’Haiti et ses visiteurs(1883), a lengthy response to a series of travel articles entitled ‘De Paris à Haïti’ in La Petite Presse by a black Martinican author, Victor Cochinat. Here is an extract from Chapter III which takes issue with his remarks on Vaudoux.
Chapitre III Vieux Contes et Vieux Comptes
En nous parlant du Vaudoux en Haïti (Petite Presse des 21 et 22 Septembre), M. Cochinat nous apprend que: [109]
«…… les sectateurs de cette superstition primitive, importée d’Afrique, adorent une couleuvre. La couleuvre qui est adorée avec tous les signes de la plus humble soumission (?) est souvent de la grosseur d’un boa et même d’un python, et elle se nourrit de lait et de poulets.»
Tout ce que M. Cochinat raconte du Vaudoux en Haïti est de pure invention. On en peut juger, in globo, par cette assertion que la couleuvre adorée est grosse comme un boa ou même comme un python. Le boa mesure, en moyenne, de 7 à 8 mètres de longeur (Vorepierre) et quelquefois 25 centimètres dans le plus grand diamètre de son corps (Tramon). Le python a une longeur moyenne de 8 à 10 mètres (Duméril); il atteint quelquefois 13 mètres de longueur (Adanson). Les couleuvres d’Haïti, au contraire, – les naturalistes le savent – sont des Tropidonotes de petite espèce, et il est excessivement rare de rencontrer dans cette Antille des individus qui mesurent plus de trois mètres de longueur.
On voit bien que le chroniqueur de la Petite Presse est rhumatisant ou goutteux, eu’il n’est jamais sorti de Port-au-Prince et qu’il n’a jamais vu les Coluber d’Haïti.
M. Cochinat a assisté – en rêve apparemment – a une cérémonie de Vaudoux, il en décrit l’aspect:
«Le jour – ou plutôt le soir – de la grande cérémonie, on tue une poule noire ou un cabri et on donne à chacun des frères de la secte une gorgée à boire du sang de la bête [110] tuée. La foule des affiliés jouissent alors, après ces incantations, de l’inappréciable faveur de voir le dieu. Ce soir-là donc, dans quelques bois d’Haïti, au milieu d’une plaine qu’éclairent les rayons de la lune, vers minuit, et dans le plus profond secret, une assemblée composée pour la plupart de campagnards, mais aussi de gens de la ville ayant le mot de passe, se livre à des contorsions d’épaules et à des déhanchements, à des tours de reins qui les animent et leur excitent les sens. Peu à peu le bruit du tambour allume dans leurs têtes un vertige dont on voit les signes dans le blanc de leurs yeux hagards, dans la bave qui s’échappe de leurs lèvres contractées, dans les cris inarticulés qu’ils poussent et dans tout un tressaillement révélateur des troubles hystériques qui agitent leurs corps. Leurs dents blanches brillent de lueurs lascives, les batteurs de tambours redoublent alors de vigueur et d’énergie, ils enflent outre mesure le volume de son de leurs tambours qui semblent aussi avoir une âme. Un vent de folie pousse les uns vers les autres ces sectateurs [c’est sectaire qu’il faudrait, – voir les Dict. de Littré et de Lafaye – décidément, je suis tenté de croire que M. Cochinat n’a aucune cure des fines nuances qui existent entre les mots synonymes de la langue française1], ces sectateurs enivrés du dieu qui les possède, les clairières retentissent de cris étranges, et pendant les prostrations qui succèdent à ces ivresses, les prêtres, jouissant de leurs privilèges, font parfois des sacrifices humains en tuant et en dépeçant quelques petits enfants que des associés leur ont livrés, et, enfièvrés d’une joie infernale, ils se partagent dans un repas plus horrible que celui d’Atrée les membres sanglants de la victime.»
Je sais bien que Gustave d’Alaux et Paul d’Hormoys ont raconté de façon très fantaisiste toutes [111] les invraisemblances qui leur avaient été débitées sur le compte des soi-disant sectaires du Vaudoux, lesquels, disent-ils, vivaient encore en Haïti, il y a quelque trente ans, mais je n’aurais jamais voulu croire que M. Cochinat, qui est fils de nègre, et nègre lui-même, pourrait se faire l’écho des calomnies dont on a tant abusé salir ses congénères d’Haïti et pour leur contester la faculté de pouvoir se gouverner eux-mêmes.
Après les deux aventuriers dont j’ai plus haut cité les noms, M. Cochinat prend la peine de nous mander que ces choses-là se passent dans le plus profond secret, à minuit, en plein bois; qu’il faut avoir le mot de passe pour assister à la réunion et puis – avec la naïveté d’un enfant sans malice, comme on dit dans l’Histoire sainte de Dupont – il nous décrit cette réunion absolument comme s’il y avait assisté. On ne se moque pas de ses lecteurs avec plus de désinvolture que ce chroniqueur fallacieux ne le fait.
Voyons, ô Cochinat trop plein de désinvolte, ou vous nous faites assister à une réunion que votre imagination a inventée, ou bien c’est un Haïtien qui vous a raconté, à sa manière, une scène de Vaudoux à laquelle il aurait collaboré comme sectaire ou à laquelle il aurait figuré dans la personne d’un de ses parents ou d’un de ses amis très intimes et celui-ci sectaire lui-même.
On raconte qu’il y a quelques très rares Haï- [112] tiens – un sur dix mille – qui croient, avec une simplicité sans seconde, qui médire de leur patrie c’est se grandir aux yeux de l’étranger, en ayant l’air de n’étre pas Haïtien. Les étrangers méprisent souverainement ces sortes de gens, ces niais contempteurs de leur pays, et ils ont raison ….. étant donné que celui qui jette de la boue à la face de siens ou qui soulève la robe sale de sa mère est un être ignoble, vil, ignominieux. «Petits esprits et grands drôles», ainsi sont-ils définis par ceux devant lesquels ils viennent d’étaler cyniquement et sans pudeur les ulcères de la famille sociale dont ils font partie. J’ajoute, à l’adresse de ces certeaux pointus, quoique obtus, que, si quelqu’un est né et vit durant longtempts au milieu de sauvages et de cannibales, il est impossible que, par hérédité parentale ou par influence du milieu social où il vit, il est impossible qu’il n’ait pas un peu de cannibalisme dans le sang. C’est clair. Lisez Jacoby et Ribot. Et ce qui est vraiment étonnant, vraiment incroyable, c’est la facilité avec laquelle sont admises, rééditées, répétées et perpétuées toutes ces bourdes grosses comme des cathédrales, toutes ces inventions autrefois écloses dans l’esprit d’un bimane en délire, tous ces racontars faits, dans le principe, par un blanc-bec à cervelle de cynocéphale, et qui durent pendant des centuries, et qui éclaboussent, pendant des décades, la réputation de tout un peuple, parce qu’on [113] les détruit d’autant plus difficilement qu’ils ont facilement pris naissance et que les ignorants leur ont accordé toute créance.
Moreau de Saint-Méry, Paul d’Hormoys et Gustave d’Alaux lui-même – ce dernier si malveillant – ont à peine osé affirmer que les sectaires du Vaudoux offraient des sacrifices humains à la soi-disant divinité dont ils pratiquaient le soi-disant culte.
De plus, Monsieur the chroniqueur de la Petite Presse, quant à ce que vous racontez du noir Tony, de la commune de Jacmel, lequel aurait, d’après vos dires, tué une vieille femme et l’aurait mangée en un seul repas (?), c’est – s’il est vrai – un acte d’anthropophagie exactement sembable à celui qui s’est passé en Corse, il y a quelque temps. C’est un acte de folie pure, un acte de démence. Si je voulais fouiller à nouveau la collection de la Gazette des tribunaux, je pourrais retrouver, pour vous le raconter par le menu, le cas plus monstrueux de cet Auvergnat qui tua sa femme, en dépeça le cadavre, le sala et, durant un mois, en fit sa nourriture quotidienne. Il n’entera pourtant jamais dans l’esprit de personne d’insinuer que les Auvergnats et les Corses sont des anthropophages.
Si vous vouliez faire croire que les Haïtiens, parce qu’ils descendent d’Africains, sont plus susceptibles d’être cannibales que d’autres peuples, je vous rappellerais que vous aussi vous êtes Afri- [114] cain, et que, pour cela, on doit être quelque peu cannibale à la Guadeloupe et à la Martinique. Paul d’Hormoys, dans son livre intitulé: Sous les Tropiques, ne raconte-t-il pas l’histoire d’une vieille Martiniquaise qui vendait à ses clients de Saint-Pierre des petits pâtés faits avec de la chair de cadavres enterrés la veille, qu’elle allait déterrer nuitamment dans un cimetière?
J’ajouterai – pour les blancs – que, d’après Darwin, Herbert Spencer, John Lubbock, de Nadalhac, Letourneau, Mortillet, d’après tous les anthropologistes et tous les ethnographes et archéologues, dans les temps primitifs, l’homme fut cannibale sur toute la terre. Je ne veux pas parler des matelots naufragés et pressés par la famine, des Tziganes, et de tous autres gens anthropophages par occasion. Aux temps de leurs guerres contre les Romains, les Carthaginois, encore qu’ils fussent très civilisés, faisaient des sacrifices humains à Hercule Melkarth (Gustave Flaubert, Salammbô). Les druides gaulois sacrifiaent aussi à Hercule Teutatès.
Plus près de nous – Michelet nous le dit, en des pages magistrales – durant les grandes famines du Moyen-Age, en France, on ne se gênait mie pour manger des enfants. Pendant que Henri IV assiégeait Paris une mère mangea son enfant.
Voyez-vous, mon cher Monsieur Cochinat, [115] croyez-moi, les Haïtiens ne sont plus cannibales que les Martiniquais et les Bretons.
C’est pour votre édification que je cite ici Letourneau: «Schiller rapporte qu’à la fin de la guerre de Trente Ans les Saxons étaient devenus cannibales. En France, en 1030, durant une famine de trois ans, on allait, comme le faisaient les contemporains d’Abd-Allatif, à la chasse à l’homme. Un homme fut condamné au feu pour avoir mis en vente de la chair humaine sur le marché de Tourmay. Dans sa chronique si curieuse, Pierre de l’Estoile nous parle, en donnant d’intéressants détails, du cannibalisme des Parisiens pendant le siège de Paris par Henri IV, le bon roi Henri, en 1590: c’est une dame riche, qui, ayant vu mourir de faim ses deux enfants, en fait saler les cadavres par sa servante, avec laquelle elle les mange; ce sont des lansquenets qui pratiquent la chasse à l’homme dans les rues de Paris et font des festins de cannibales à l’hôtel Saint-Denis et à l’hôtel de Palaiseau, etc. Plus tard encore des gens du peuple exhumèrent le cadavre du maréchal d’Ancre, le lendemain de son assassinat, et l’un d’eux fit cuire le coeur sur des charbons et le mangea en l’assaisonnant avec du vinaigre.
«On le voit, nous aurions tort de trop nous enorgueillr de notre civilisation actuelle, si imparfaite d’ailleurs. La bête n’est pas bien loin derrière nous; elle est même encore en nous à l’état latent. [116] Néanmoins, la revue anthropophagique que nous venons de faire a un côté consolant. A sa manière, elle atteste une fois de plus que l’évolution du genre humain est progressive.
«L’homme commence par être un animal comme les autres, et il n’est pas le moins féroce. Alors, pour ce pauvre être, affamé et grossier, le besoin de ses proches, de sa femme, de sa famille et de ses enfants; puis il ne mange plus guère que ses ennemis, c’est-à-dire ses rivaux des tribus voisines. Il est alors cannibale presque uniquement par vengeance et par gourmandise, mais cette dernière passion ne s’assouvit plus que sur des prisonniers ou des esclaves. Enfin le cannibalisme revêt la forme juridique, c’est-à-dire devient assez rare. A partire de là, il est de plus en plus condamné, réprouvé par la morale publique, et l’on n’y a plus guère recours que dans les plus dures extrémités de la famine, ou dans l’état de folie, quand, l’intelligence et la moralité ayant sombré, la bête se déchaîne à nouveau.2»
Vous racontez, Monsieur Cochinat – après Paul d’Hormoys et Gustave Aimard – vous racontez le crime de Jeane Pelé, vieux de dix-huit ans.
Croyez-vous qu’il soit plus horrible – toutes choses égales d’ailleurs – que ceux suivants qui [117] ont eu Paris pour théâtre, et ce, dans ces six dernières années: Moyaux, jetant sa fille dans un puits et la laissant se noyer, encore qu’il entendit les cris et les supplications de l’enfant; Billoir, coupant un être humain en morceaux; Barré et Lebiez, deux étudiants, deux bourgeois instruits, dépeçant le cadavre d’une femme qu’ils avaient assommée pour lui voler son or; Prévost, sergent de ville, dévalisant un bijoutier après l’avoir assommé et divisant son cadavre en plusieurs tronçons; Gilles et Abadie, de sinistres gredins, n’ayant pas à eux deux trente-cinq ans, chefs d’une bande de voleurs et assassins; Menesclou, attirant dans sa chambre une fillette, non encore pubère et la tuant après l’avoir violée; Schonen, en faisant autant sur un petit garçon; etc., etc.
Si l’on ne citait que ces horreurs qui ont fait se soulever de dégoût toutes les poitrines françaises, on dirait à l’étranger que les Parisiens sont des assassins, lorsque, au contraire, ce sont des gens accueillants, affables, hospitaliers et tellement charmants qu’ils conquièrent tous les coeurs, autant par leurs franches manières que par leur exquise politesse.
Pourquoi donc, quand vous parlez d’Haiti, vous tous, ne montrez-vous jamais que les mauvais côtés, les verrues, les ulcères de ce jeune peuple, qui a les siens comme les autres ont les leurs? Pourquoi passez-vous toujours systématiquement [118] sous silence les beaux traits de son caractère, les aspirations nobles, élevées et généreuses de ses enfants?…
Cette façon de faire n’est pas d’un honnête homme, Monsieur Cochinat. Louis Veuillot a dit, dans les Odeurs de Paris, ce livre débordant de méprisante ironie où vos pareils sont fouettés jusqu’au sang: «Le français, c’est la langue des honnêtes gens, même si l’on est Français et si l’on a appris à fond cette langue, on ne la saurait écrire du moment que l’on devient un malhonnête homme.»
Je ne m’étonne plus, Monsieur le correspondant de la Petite Presse, je ne m’étonne plus que vous écriviez si incorrectement la langue de Victor Hugo, de Victor Schoelcher, de Lamartine, de Michelet et de Louis Blanc.
Notes
- D’Hormoys, d’Alaux et les autres écrivent sectateurs. C’est une faute. Voir Littré et Lafaye.
- Letourneau. La Sociologie. Paris, 1880.